La grande découverte des auteurs de Translit, c’est d’avoir trouvé, mais aussi avoir contribué à inventer, cette langue non artificielle des jeunes gens du XXI siècle. Comme disait Brodsky dans son immense poème Народ: «Припадаю к народу. Припадаю к великой реке, пью великую речь...» Les auteurs de Translit parviennent à boire exactement de la même source.
Et là il s’avère que la politisation de leurs textes n’est qu’une conséquence de cette nouvelle parole du peuple. Le " mangeur des céréales «, comme Milosz appelle d’après Hésiode cet » homme de la rue ", pense et parle politique. Donc, la parole qui sort de sa bouche est celle même que, dans Translit, on qualifie trop rapidement de langue politique de gauche.
Mais il faut aller encore plus loin. Car, pourquoi cette langue est-elle imprégnée de politique ? N’était-ce déjà le cas pour la dernière grande révolution langagière dans la poésie russe, celle des années 1950 et 1960 ?
Non, et quelque chose de fondamental s’est passé depuis : l’avènement de la technique. La langue des mangeurs de céréales est aujourd’hui formée à travers les média, et la technique derrière ces moyens de communication omniprésentes, qui seuls emplissent et contrôlent toutes les oreilles et toutes les bouches, cette technique joue ainsi un rôle magistral en poésie. C’est cela la nouvelle donne de la littérature, russe ou autre, dont l’étendue des conséquences va beaucoup plus loin qu’un moment passager de militantisme politique. Le lien entre la technique et la littérature comme entre l’eau et le sable d’une rivière, ce lien inexistant jusqu’à l’arrivée de la vague des auteurs de *kraft et de Translit, c’est ce qu’il y a de nouveau et d’intéressant dans leur poésie.
L’almanach Translit et la série *kraft en sont bien conscients. De façon tout à fait révolutionnaire pour la scène littéraire russe, le numéro 9 de Translit est intitulé : Вопрос о технике. Dans ce numéro, un philosophe du cercle de Translit, Mikhail Kurtov, écrit :
Каждый этап социализации означает обретение машинами своего рода элемента самосознания и открытие нового измерения соединения человек-машина. Так, эстетическое измерение этого соединения впервые было открыто кинематографом, культурное рождение которого также было ознаменовано встречей машин... Прислушиваясь к шуму их языка, человек может надеяться получить доступ к языкам вещей... Задача состоит преждевсего в том, чтобы включить их в мир человеческих значений.
Il devient donc clair que le glissement opéré par Translit dans l’histoire de la littérature russe n’est lié à la politique que de façon secondaire. Plus profondément, il est lié à la nouvelle parole du peuple, et cette langue se forme dans l’interaction de l’homme avec la machine. Des langages de programmation et autres populations du monde informatique, et par là des technologies de la communication entre et avec le peuple, peuvent prétendre à façonner la poésie au même titre que les formes métriques ou les couches sémantiques déjà familières.
Je vais terminer par un poème d’Édouard Loukoyanov. À première vue, ce poème d’amour ne semble que paraphraser le cinquième chant du Cantique des cantiques, mais on se rend vite compte qu’il représente l’invention en poésie russe d’une élégie nouvelle. La parole d’amour y emploie des formes dont l’origine se trouve dans les instructions d’un compilateur, les langages de programmation et aussi dans cette informatique qui, à travers l’interaction de l’homme qui mange des céréales et de la machine qui mange des électrons, prend d’assaut et renouvelle la langue du peuple et de la poésie :
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Возлюбленный мой такой и такой, лучше десяти тысяч таких:
голова его — чистое такое; кудри его — такие, такие, как тот;
глаза его — как те при тех, которые в том;
щеки его — то, то такое того; губы его — те, источают такую вот ту;
руки его — такие-то, с тем; живот его — как то из такое того, такое;
голени его — такие те, такие на таких тех; вид его подобен тому, такой, как то;
уста его — то, и весь он — такой.
из книги Эдуарда Лукоянова в серии *kraft